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Crise viticole, crise culturelle

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2285 15 août 2025

Les Suisses boivent moins de vin, mais surtout moins de vin suisse. L’an dernier, si la consommation totale a chuté de 7,9%, la part des vins suisses a baissé du double, pour s’établir à 16%1. L’avenir effraie désormais de nombreux vignerons.

Pour le moment, on entend surtout les représentants de la branche. Olivier Mark, président de l’interprofession du vin vaudois, en a appelé à un Fairtrade pour les vignerons vaudois, victimes de la mondialisation. Alexandre Fischer, animateur des «Raisins de la colère», considère l’adoption de mesures protectionnistes comme inévitable.

Les politiques sont nébuleux sur les options. Jacqueline de Quattro envisage d’obliger les importateurs à prendre aussi en charge du vin indigène, sous la forme d’un échange. Plus que prudent, Damien Cottier, président de la Fédération suisse des vignerons et conseiller national neuchâtelois, en appelle à la diversification et à l’innovation.

La marge d’influence de la Confédération sur le marché est effectivement faible. Les importations n’atteignent jamais les limites du contingent OMC, et les millions dédiés à la promotion n’ont pas empêché la baisse des dernières années. Guy Parmelin l’a rappelé le 16 juin à la tribune. Il dut se résoudre à conclure: «On ne peut pas forcer les gens à boire s'ils ne veulent pas boire, même si j'aimerais bien qu'ils boivent plus.» Pour le plus grand plaisir du journal Le Monde2.

Les Cantons fournissent un effort promotionnel important. Valérie Dittli s’est engagée à renforcer le plan vaudois de relance de la viticulture lancé par son prédécesseur. Et certains contrôles étatiques pourront sans doute être allégés.

Avec vingt ans de retard, les vignerons subissent les mêmes déboires que les paysans. La conception actuelle du libre-échange ne distinguant pas agriculture et industrie, Berne les achète à coups de subventions pour favoriser l’exportation de nos produits industriels ou alimentaires à haute valeur ajoutée. Le chasselas et la betterave passent à l’as au profit de l’horlogerie, des médicaments et du chocolat. Une augmentation des paiements directs aux vignerons semble inéluctable à court terme.

Mais la mondialisation n’est pas seule responsable. Le plus faible pouvoir d’achat des Suisses porte sa part, comme le franc fort qui favorise l’importation.

On dénonce aussi généralement «les changements des habitudes». Profitons de les évoquer, à commencer par l’exigeant rythme du monde du travail qui ne tolère presque plus les repas d’affaires, même très peu arrosés. Marque de notre anglo-saxonnisation, l’apéritif de fin de journée se fait à l’Indian pale ale, et non plus au Calamin. Le succès de l’Aperol Spritz a imposé celui du Prosecco. Et trop peu de bars proposent des alternatives avec des mousseux vaudois. Les boissons sans alcool gagnent du terrain, notamment chez les femmes. L’usage de boire un verre de rouge par jour, la bouteille restant au frigo la semaine entière, s’éteint avec le décès de ses pratiquants.

Enfin, la Suisse allemande, marché d’exportation naturel des vins romands, demeure sous-exploitée malgré d’importants efforts promotionnels. Pour une raison inexplicable, le vin italien y conserve une cote très concurrentielle. Consulter les catalogues des supérettes de la campagne bernoise suffit à s’en convaincre.

Sur un marché viticole où la qualité est devenue la norme, la consommation des vins locaux dépend plus que jamais d’un processus éducatif complexe, indissociable de la transmission ou de la création d’un attachement à une communauté. Mon grand-père, vigneron à Arnex, se souvient des débats qui présidèrent à l’étiquetage des bouteilles de la coopérative des Treize coteaux. Certains des membres les plus âgés s’y opposaient au motif «qu’on sait bien ce qu’il y a dans la bouteille». Les romantiques verront derrière cette position une osmose du vigneron avec ses vignes, son voisin-client, sa coopérative. C’était tout de même un peu court et hypothéquait sérieusement l’avenir commercial de la cave. Les étiquettes vaudoises – certaines sont devenues mythiques – contribuent à notre attachement à plus qu’un produit, un univers.

Le rituel de la dégustation au caveau, le samedi matin, s’apprend et se reçoit, d’un parent ou d’un ami. Il y a toujours une première fois. Comme il y a la première commande que l’on passe en posant sur le tonneau le papillon rempli et signé. Les journées de «Caves ouvertes» ont démocratisé des pratiques villageoises ou cantonnées à certains milieux. Elles leur ont aussi fait perdre leur dimension initiatique où la rencontre personnelle avec le vigneron était le temps d’une découverte. Elles restent des initiatives nécessaires et à saluer.

L’urbanisation du Pays de Vaud, comme sa croissance démographique, ont rendu cette transmission plus difficile. L’une de ses causes en est l’immigration. Les étrangers installés chez nous à hauteur d’un tiers de la population, sans compter les fraîchement naturalisés, arrivent sans ce double bagage viticole et social. Les chiffres de la consommation de vins suisses constituent peut-être le premier indicateur économique de l’échec des politiques d’assimilation.

La crise viticole est aussi une crise culturelle. Tous les plans de relance de la viticulture et mesures de promotion dans les restaurants zurichois seront insuffisants si l’on n’encourage ni ne préserve chez les citoyens l’attachement durable au Pays, indissociable de ses vignerons.

Notes:

1   Office fédéral de l’agriculture, L’année viticole 2024 – Statistiques vitivinicoles, Berne 2025.

2   «Les Suisses devraient boire plus de vin, parole de ministre», Le Monde, 7 juillet 2025.

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