Une guerre désastreuse
Le Haut-Karabakh IV
Durant le quart de siècle qui sépare l’accord de 1994, mettant un terme provisoire au conflit du Haut-Karabakh, et la reprise de la guerre en septembre 2020, à l’initiative du président azéri Ilham Aliev, fils et successeur de Heidar Aliev, le signataire du premier cessez-le-feu, l’Azerbaïdjan, tirant les leçons de sa défaite, va moderniser son armée en la dotant d’un équipement très sophistiqué. Cette course aux armements est rendue possible par la flambée des prix du pétrole sur plusieurs années, flambée qui apporte à l’Azerbaïdjan une manne providentielle réinvestie en grande partie dans le secteur militaire, alors que Bakou constitue depuis longtemps un centre important de production et de transit des hydrocarbures. Parmi les facteurs qui expliquent le déclenchement d’une nouvelle guerre, il faut prendre en considération les échecs répétés du processus de négociations piloté par le Groupe de Minsk, la volonté de revanche des Azéris et leur haine pathologique des Arméniens, ainsi que les velléités expansionnistes de la Turquie du président Erdogan, soutien indéfectible de l’Azerbaïdjan qui est motivé tant par les circonstances géopolitiques du moment que par une étroite parenté linguistique et civilisationnelle.
Si la République d’Arménie dispose, depuis le début des années 1990, d’une alliance militaire avec la Russie censée garantir son intégrité territoriale et prévenir son anéantissement par ses voisins, il n’en va pas de même du Haut-Karabakh, Etat non reconnu et non inclus dans ladite alliance. Ainsi, lorsque l’armée d’Aliev envahit l’Artsakh, le 27 septembre 2020, les Russes, qui ont maintes fois vendu des armes aux Azéris, tardent à intervenir, malgré les demandes pressantes de la partie arménienne. Ils cherchent surtout à conserver leur influence au sud du Caucase, soucieux qu’aucun des protagonistes ne l’emporte définitivement. En nette infériorité numérique et technologique, les habitants du Karabakh ne peuvent alors compter que sur l’aide militaire et logistique d’Erevan, d’ailleurs limitée, et sur la mobilisation massive de la diaspora qui collecte des fonds et du matériel médical. De leur côté, les Etats-Unis et les pays européens, empêtrés dans la crise du Covid-19, se contentent de déclarations et de protestations assez molles qui n’ont bien sûr aucun effet sur le terrain.
En comparaison, l’Azerbaïdjan bénéficie de l’assistance pratique de la Turquie, qui lui fournit, outre des experts militaires, plusieurs troupes de djihadistes syriens à sa solde. L’armée d’Aliev possède également des drones d’origine turque et israélienne lui assurant une écrasante supériorité tactique et toutes les fonctions de l’arme aérienne à moindre coût. Sur le plan diplomatique, Bakou bénéficie du soutien explicite de plusieurs Etats, dont Israël et la Grande-Bretagne. Alors que le choix israélien est motivé par un partenariat stratégique avec l’Azerbaïdjan dirigé contre l’Iran, des intérêts économiques majeurs, spécialement la participation de la compagnie British Petroleum à l’exploitation de gisements pétroliers et gaziers, déterminent la position des Britanniques. Plus surprenante est l’attitude pro-azérie du président hongrois Viktor Orbán, lequel invoque le principe d’intangibilité des frontières. Quoi qu’il en soit, le conflit du Haut-Karabakh, où s’entremêlent des intérêts économiques et géostratégiques complexes, ne saurait s’analyser simplement en termes de «choc des civilisations».
La guerre de l’automne 2020, ou Opération Poing d’Acier selon la terminologie azérie, dure environ un mois et demi et prend fin officiellement le 10 novembre, date d’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu signé sous les auspices de la Russie. Si les pertes militaires de l’Azerbaïdjan sont difficiles à évaluer, vu l’omerta du régime de Bakou à ce sujet, ce conflit s’avère en tout point désastreux pour les Arméniens. Outre le pilonnage à l’artillerie lourde de la capitale Stepanakert et le largage de bombes à sous-munitions et au phosphore blanc, on déplore un important exode des populations civiles arméniennes, réduites à brûler leurs villages au fur et à mesure de l’avancée ennemie. A cela s’ajoutent les lourdes menaces qui pèsent sur le patrimoine culturel arménien dans les zones occupées par l’armée azerbaïdjanaise, coupable de nombreuses atrocités. Mais c’est surtout sur le plan territorial que l’on mesure toute l’ampleur de la catastrophe: non seulement le Karabakh perd les sept districts anciennement azéris qui formaient sa ceinture de sécurité, mais surtout il s’est vu amputé des régions de Chouchi et Hadrout; seul le corridor de Latchine reliant ce pays à l’Arménie a pu être conservé, et cela moyennant la concession par Erevan d’un accès facilitant les communications entre l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan. En définitive, le Haut-Karabakh se retrouve au terme de l’année 2020 dans une situation bien pire qu’il ne l’était à la fin de l’époque soviétique, sans même disposer de la moindre garantie quant à son statut futur.
Victorieux militairement, le président Aliev ne pouvait se satisfaire longtemps d’une situation qui laissait encore deux tiers de la province rebelle en dehors de l’Azerbaïdjan et impliquait la présence de troupes russes en garantie du cessez-le-feu. Or, le déclenchement de la guerre en Ukraine, en février 2022, occupant la Russie sur un théâtre d’opérations qu’elle juge vital, offre au régime de Bakou l’opportunité de régler définitivement la question du Haut-Karabakh. Violant leurs propres engagements, les Azéris interrompent la circulation dans le corridor de Latchine, seule liaison entre le Haut-Karabakh et l’Arménie; plusieurs mois de blocus entraînent alors une catastrophe humanitaire dans l’enclave. Le 19 septembre 2023, Aliev déclenche l’assaut final, obligeant les autorités sécessionnistes à capituler; peu après, un décret présidentiel annonce la dissolution de la République du Haut-Karabakh. Durant toute cette tragédie, l’Union européenne, qui a passé un important accord gazier avec Bakou, s’est bien gardée de condamner l’Azerbaïdjan officiellement: ici, il n’est pas question d’un agresseur qu’il faut soumettre à des sanctions! Quant à la «communauté internationale», on ne saurait attendre de cette entité bidon qu’elle protège les victimes d’un crime de masse, dès lors que celles-ci n’intéressent pas les grandes puissances.
Notes:
Bibliographie: E. Denécé et T. Yegavian (dir.), Haut-Karabakh. Le livre noir, Paris: Ellipses, 2022; G. Minassian, Arménie–Azerbaïdjan, une guerre sans fin? Anatomie des conflits post-soviétiques 1991-2023, Paris: Passés composés, 2024; T. Yégavian, Géopolitique de l’Arménie, Paris: Editions BiblioMonde, 2023.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Souveraineté numérique en acte – Editorial, Félicien Monnier
- Des Suisses au service de la Grèce – Colin Schmutz
- Un conte militaire de Carl Spitteler – Lars Klawonn
- La colère et les algorithmes – Olivier Delacrétaz
- Quand la table enseigne à marcher dans le monde – Yannick Escher
- Vaud, champion trop discret de la prospérité suisse – Olivier Klunge
- Le F-35A ou rien – Edouard Hediger
- Pourquoi choisir? – Jean-François Cavin
- La monarchie reprend sa place – Le Coin du Ronchon
