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La colère et les algorithmes

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2286 22 août 2025

Les Ingénieurs du Chaos1, de Giuliano da Empoli, traite du populisme, de ses méthodes et de ses figures les plus controversées, Beppe Grillo, Jair Bolsonaro, Boris Johnson, Javier Milei, Donald Trump, Viktor Orbán, Nigel Farage, les Gilets jaunes. L’auteur analyse avec un soin particulier le populisme italien du Mouvement Cinq Etoiles, fondé en 2009. Il est vrai que les innombrables scandales mis à jour en 1990 par les opérations «Mains propres» avaient idéalement préparé la réaction populiste dans l’esprit du peuple italien.

Les populistes veulent premièrement mettre le système politique en pièces, en particulier le parlement, et lui substituer un régime plus transparent, plus honnête, plus proche du peuple. Et pour cela, ils vont utiliser les rancœurs de toutes sortes qu’éprouve le citoyen ordinaire à l’égard du pouvoir. Autrefois, dit Empoli, l’Eglise fournissait un exutoire à cette colère populaire. Puis ce fut le rôle des partis révolutionnaires de masse. Aujourd’hui, ce sont les mouvements populistes surfant sur internet.

Le blog de Beppe Grillo met au pilori l’administration italienne, intrusive et coûteuse, dénonce les parlementaires obsédés par leurs privilèges et les intérêts de leur clientèle, les «élites» cupides, dépravées et corrompues parasitant les honnêtes travailleurs, les désordres et les complots de toutes sortes. Il y a du vrai dans ces dénonciations, mais aussi des simplifications trompeuses, des exagérations grotesques, des mensonges purs et simples, sans parler des insultes, des grossièretés et des répétitions obsessionnelles, dont les plus percutantes se transforment en slogans et occupent tout l’espace numérique.

Il ne s’agit pas d’un combat d’idées. Les arguments logiques et les précisions factuelles n’intéressent pas les réseaux sociaux. L’important n’est pas la vérité ou la fausseté de telle affirmation, mais sa contribution à l’ambiance générale de mise en accusation du monde officiel. Ces accusations s’étayent elles-mêmes par le fait qu’elles sont mille fois reprises et approuvées par d’innombrables «clics».

C’est ce fond irrationnel qui permet au président Donald Trump d’affirmer n’importe quoi un jour et son contraire le lendemain sans autre effet que d’augmenter le nombre de ses partisans. Ses excès, ses bourdes et son culot illimité renforcent son succès en le faisant apparaître vivant, amusant et créatif. Le peuple des spectateurs se réjouit d’admirer sa prochaine vacherie. La politique devient une émission de télé-réalité, un domaine dans lequel il est passé maître.

Internet permet non seulement de radicaliser la colère du peuple, mais aussi de la trier et de l’utiliser: le traitement des données personnelles récoltées à partir du blog est à ce point perfectionné et ces données sont à ce point nombreuses qu’il est possible d’envoyer à chaque internaute un message qui semble rédigé exprès pour lui. En ciblant bien ce qui leur tient à cœur, on peut induire deux individus de tendance diamétralement opposée à déposer le même vote.

Les fondateurs des Cinq Etoiles, un comique et un informaticien, ne défendent pas d’idées politiques particulières. Ils ne présentent pas de programme, hormis quelques revendications de Café du Commerce sur l’écologie et le numérique. C’est une démocratie directe, permanente et immédiate, où la position du Mouvement se décide en temps réel au gré des clics. A la limite, on n’a plus besoin d’un parlement, ni même d’un gouvernement. Il suffit d’un webmaster génial et de quelques informaticiens virtuoses. Et rien n’est plus facile que de devenir membre des Cinq Etoiles. Il suffit d’entrer dans le blog.

Mais dans cette démocratie électronique, les cliqueurs ne forment pas une communauté de vie. Ils ne se réapproprient pas leur destin collectif, une des promesses du populisme. Chaque cliqueur est isolé. Seuls décident ceux qui détiennent les algorithmes et exercent la vue d’ensemble. Et pour radier un membre qui dérange, pas besoin de mise en accusation, pas besoin d’opération «Mains propres». Il suffit de couper son accès au blog. En ce sens, cette démocratie est aussi une dictature. Da Empoli parle d’«une vocation explicitement totalitaire».

Au fil de la lecture, on en sait plus sur ces stratèges discrets qui inspirent, conseillent et parfois dirigent ceux qui occupent le devant de la scène. Pour Beppe Grillo, c’est Gianroberto Casaleggio. Pour Donald Trump, c’est Steve Bannon, penseur et acteur de l’internationale des populismes. Derrière Viktor Orbán, voyez Arthur Finkelstein. Derrière Nigel Farage, c’est Dominic Cummings, incarné par Benedict Cumberbatch dans le téléfilm Brexit: The Uncivil War.

L’auteur de ce livre stupéfiant ne parle pas de la Suisse, si ce n’est par une ou deux mentions de Davos, ce symbole d’un ordre libéral moribond. Pourtant les similitudes et les différences de l’Union Démocratique du Centre avec les autres mouvements populistes mériteraient d’être étudiées. Cela mettrait notamment en lumière le rôle d’exutoire, mais aussi de pondérateur et d’équilibrant que jouent dans la Confédération le fédéralisme et la démocratie directe.

Notes:

1    Paru en 2019 chez Gallimard. Lire aussi «Le Mage du Kremlin», un roman paru en 2022, consacré à la pratique du chaos si bien maîtrisée par Vladimir Poutine. Et lire encore «L’Heure des Prédateurs», paru cette année, qui décrit le grand remplacement des politiciens démocrates par les maîtres du numérique et de l’intelligence artificielle.

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